Les véritables questions que soulève l’étude d’EU DisinfoLab sur l’affaire Benalla

En pleine torpeur de l’été une violente polémique a secoué le microcosme de Twitter suite à une étude publiée par l’ONG EU DisinfoLab portant sur l’affaire Benalla. Cette étude, à travers une méthodologie complexe, a tenté de saisir les mécanismes de circulation sur Twitter des informations liées à cette affaire très médiatisé.

De quoi il est question ?

Ses principales conclusions sont les suivantes : la grande majorité des information liées à l’affaire Benalla ont été diffusées par une petite minorité d’utilisateurs ; ces utilisateurs sont fortement politisés et appartiennent pour la plupart aux trois principales forces d’opposition au gouvernement (la droite, l’extrême droite et la gauche) ; un certain nombre de rumeurs et de tentatives de désinformation liées à l’affaire Benalla ont été diffusées essentiellement par des militants de la droite et de l’extrême droite ; certains d’entre eux font visiblement parti d’un mécanisme de propagande lié à la « russosphère ».

La portée médiatique de cette étude a déclenché une grosse polémique sur Twitter autour de trois axes : l’instrumentalisation politique de ses résultats, les biais méthodologiques et la pratique supposée d’un « fichage » politique des utilisateurs. Ici je vais tenter d’apporter quelques éclaircissements autour de ces problèmes.

Des résultats attendus

D’emblée, ce que l’on peut dire est que rien dans les résultats de l’étude telle qu’elle a été publiée dans sa forme finale ne paraît choquant ou contre-intuitif. En effet, ayant contribué à plusieurs études utilisant une méthodologie proche, publiées dans des revues scientifiques internationales*, je peux affirmer que le cas de l’affaire Benalla est conforme à des nombreuses autres controverses politiques.

Sur Twitter, comme dans la rue, la vie politique obéit à une loi de puissance bien connue des sociologues : un petit nombre d’individus produit la grande majorité des discours en circulation. Les facteurs explicatifs sont multiples comme l’inégalité dans la distribution des ressources symboliques (éducation, culture politique etc.), la maitrise des outils et l’accès aux canaux de diffusion, l’intérêt pour le sujet etc.

Par ailleurs, il est tout à fait normal que, dans un évènement de ce type mettant à l’embarras le président et sa majorité, ce soit les militants et les sympathisants de l’opposition qui soient les plus actifs dans la production et la circulation des tweets. Enfin, il n’est aucunement surprenant que ce terrain soit également investi par des acteurs qui tentent d’influencer l’opinion publique pour leur propre intérêt, comme le gouvernement français, des organisations politiques diverses ainsi que des médias d’État, notamment RT et Sputnik, qui sont des instruments d’influence du gouvernement russe.

Rien de tout cela est nouveau. Tous les médias à travers l’histoire ont fait l’objet des stratégies d’influence et Twitter ne fait pas exception. Naturellement cela ne signifie pas que la controverse est artificielle, orientée ou téléguidée dans son intégralité par une instance obscure qui en a le contrôle. Ceci est l’interprétation intéressée qu’a fait de l’étude la majorité présidentielle pour minimiser la portée de l’affaire Benalla, mais il s’agit là d’un cas classique de récupération politique. Évidemment, le degré d’influence que les uns et les autres peuvent exercer sur l’évolution de la controverse est fonction des moyens à leur disposition.

Du point de vue des résultats il n’y a donc rien de surprenant ou de critiquable dans l’étude de EU DisinfoLab. Elle montre, mais c’est une banalité, que désormais la bataille des idées se joue en grande partie en ligne et que les réseaux socionumériques comme Twitter, mais aussi Facebook ou Google, constituent des enjeux politiques de première importance pour le fonctionnement de l’espace public.

Une forme de “fichage politique” ?

Ce qui est davantage critiquable concernant l’étude d’EU DisinfoLab c’est la manière dont des résultats partiels ont été communiqués auprès des médias et sur les réseaux ainsi que la mise à disposition des fichiers contenant des données brutes dont certains faisaient correspondre des utilisateurs de Twitter avec des opinions politiques. Nombre d’entre eux se sont insurgés contre ce qu’ils ont perçu comme une forme de « fichage politique » au point de saisir la CNIL.

Or, l’usage gratuit des services appartenant aux acteurs oligopolistiques de l’internet implique automatiquement l’exploitation commerciale en masse de données plus ou moins personnelles des utilisateurs par une foule d’acteurs dont l’activité demeure le plus souvent dans l’ombre. C’est la base de l’économie politique de l’internet marchandisé. Cette exploitation peut servir à un véritable fichage à des fins de propagande politique, comme celui effectué par Cambridge Analytica à partir des données de Facebook et qui a provoqué un tollé mondial.

Mais ce n’est aucunement le but des fichiers diffusés par EU DisinfoLab. Sans doute la diffusion de ces fichiers, même si elle partait d’une bonne attention – la transparence – a été une erreur. Sans rentrer dans le fond de la question de la légalité de la constitution et surtout de la diffusion de ce type de fichier, qui sera tranchée par la CNIL, leur finalité dans ce cas précis est de caractériser politiquement des communautés d’utilisateurs à partir d’une analyse de réseaux et sur la base de leur expression publique, méthode qui a fait ses preuves et qui est utilisée largement par la communauté scientifique pour comprendre la structuration des débats politiques en ligne. Ce n’est aucunement de « ficher » les utilisateurs dans des buts inavouables (ce qui n’exclut pas que d’autres utilisent ces fichiers ainsi maintenant qu’ils sont en circulation).

Des conditions de production et de diffusion qui posent problème

On en vient maintenant au contexte de production et de diffusion de cette étude qui est à mon avis révélateur d’enjeux autrement plus importants. L’un des facteurs à l’origine de la confusion autour de l’étude d’EU DisinfoLab est le fait que celle-ci, contrairement aux travaux scientifiques du même type, est le produit d’un marché concurrentiel.

En effet, suite aux divers scandales autour de la désinformation qui a caractérisé l’élection de Trump et le Brexit, l’Union européenne, des gouvernements mais aussi des fondations et les plateformes des médias sociaux elles-mêmes ont lancé des appels d’offre pour des prestations de services afin de “lutter” contre la désinformation, les trolls, les bots et autres « fléaux » de l’internet contemporain. Le même type de logique a touché la question de la « radicalisation en ligne ».

Évidemment, une condition pour accéder à ces fonds est à la fois la visibilité des acteurs comme EU DisinfoLab, ce qui les pousse à user des méthodes inspirées du marketing pour se faire une place parmi la concurrence, et une certaine « compatibilité » politique avec les intérêts des commanditaires. En l’occurrence, il s’agit à la fois de l’acceptation de l’Union européenne dans sa forme actuelle comme expression d’une démocratie idéale et du néolibéralisme triomphant, une combinaison dont le macronisme constitue l’incarnation parfaite.

Or, cet ordre européen hégémonique est aujourd’hui menacé à la fois par une droite xénophobe et complotiste mais aussi par une gauche qui met en cause les fondements idéologiques de la construction européenne. Il est donc tentant pour les tenants de l’idéologie dominante de remplacer les processus sociaux complexes et fortement politisés qui fabriquent les représentations sociales (Qu’est ce qui est vrai ? Qu’est ce qui est juste ? Qu’est ce qui est important ?) par une sorte de labélisation technocratique et/ou juridique. Un exemple flagrant de ce type de logique est la loi contre les “fake news” que le gouvernement français vient d’imposer contre l’avis de tous les acteurs concernés.

Que faire ?

Dans cet environnement complexe nous avons besoin de plus d’études du même type que celle produite par EU DisinfoLab, basées sur des méthodes sophistiquées et exploitant les gisements de données disponibles si on veut comprendre les enjeux de l’espace public contemporain. C’est ce type d’étude qui nous a permis de montrer par exemple que, contrairement à une idée répandue, l’émoi autour des attaques contre Charlie Hebdo n’a pas été aussi unanime qu’on a pu le penser et que les discours produits autour de cet évènement dramatique ont été, évidemment, politiquement surdéterminés.

Mais nous devons également situer les résultats de ce genre de travaux dans le contexte sociopolitique dans lequel ils sont produits et les interpréter avec toutes les précautions éthiques et méthodologiques qu’ils méritent. C’est tout l’intérêt d’une recherche publique, validée par des processus scientifiques, fondée sur des logiciels libres et située hors toute logique de marchandisation ou de récupération politique.

*Smyrnaios Nikos, Ratinaud Pierre, 2017, «The Charlie Hebdo Attacks on Twitter: A Comparative Analysis of a Political Controversy in English and French », Social Media+ Society, Volume 3.
Smyrnaios Nikos, Ratinaud Pierre, 2014, « Comment articuler analyse des réseaux et des discours sur Twitter », Tic & société, Vol. 7, N° 2, p. 120-147.
Smyrnaios Nikos, Rieder Bernhard, 2013, « Social infomediation of news on Twitter: A French case study », Necsus, the European Journal of Media Studies, 2(2), p. 359–381.

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