Les Gilets jaunes, révélateurs des enjeux politiques du numérique

Ad Reinhardt, Yellow Painting (1949)

Ce texte a été publié dans L’Humanité le mercredi, 20 mars 2019

L’irruption du mouvement des Gilets jaunes dans l’espace public a mis encore une fois en évidence la nature profondément politique des technologies numériques. Comme nous avons pu le montrer dans nos recherches à ce sujet[1], les Gilets jaunes ont de manière instinctive et particulièrement efficace exploité les possibilités offertes par les réseaux socio-numériques comme Facebook pour à la fois construire un discours d’opposition mais aussi de proposition, coordonner leurs actions, organiser leur mouvement et produire une contre-information qui, dans certains cas comme celui des violences policières, a su imposer des sujets et des angles dans l’agenda des médias dominants.

Par ailleurs, l’usage efficace des médias sociaux par les Gilets jaunes a permis l’articulation avec d’autres acteurs du mouvement social, qui ont largement relayé leurs appels et leurs informations, élargissant ainsi la mobilisation au-delà des personnes initialement bloquant les ronds-points. Ces outils ont également contribué à forger une identité culturelle propre au mouvement en favorisant une large circulation des slogans, des images et des musiques produits pas les Gilets jaunes et leurs sympathisants. De ce point de vue les techniques numériques d’information et de communication ont démontré à nouveau que, sous certaines conditions, elles peuvent constituer des précieux outils au service de l’émancipation collective et individuelle.

Cependant, lors de ce même mouvement on a pu observer la multiplication des tentatives d’ « entrisme » numérique et de manipulation de la part des mouvements d’extrême droite xénophobe et complotiste. Les cas de désinformation flagrante se sont ainsi multipliés dans les espaces en ligne des Gilets jaunes, très souvent téléguidés par des acteurs politiques dissimulés. Dans le même temps, la dépendance envers des plateformes comme Facebook ou YouTube, propriétés des multinationales puissantes dont l’objectif principal et de générer des dividendes pour leurs actionnaires, peut interroger. Outre la contribution involontaire du mouvement à une collecte de données personnelles massive servant au ciblage publicitaire, y compris politique, les nombreux cas de censure arbitraire de la part de ces plateformes publication, concernant de contenus qui ne respectent pas leurs conditions d’utilisations, montrent que les fondements de ce militantisme numérique sont en réalité fragiles. A cela il faut ajouter l’usage à des fins de surveillance qu’ont fait de ces réseaux les forces de l’ordre, allant parfois jusqu’à arrêter des personnes pour des simples appels à manifester sur Facebook.

Enfin, à l’image d’Emmanuel Macron lui-même, de nombreux acteurs et commentateurs « autorisés » se sont déchainés contre les médias sociaux qui sont supposés « donner la parole à n’importe qui » et surtout « aux extrêmes », qui sont « manipulés par le Kremlin » et qui croulent sous les « fake news ». Cette levée de bouclier ne présage rien de bon pour la liberté d’expression en ligne, comme le laissent également penser la loi « anti-fake news » votée récemment par le gouvernement contre l’avis de tous les acteurs concernés, syndicats des journalistes, chercheurs et ONG. En effet, l’enjeu majeur des prochaines années sera la mise en place d’une régulation démocratique des grandes plateformes de l’internet à même de concilier défense de l’intérêt général et de la liberté d’expression.

[1] Voir : Sebbah B., Souillard N., Thiong-Kay L., Smyrnaios N., « Les Gilets jaunes, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes », rapport de recherche, LERASS, 26 novembre 2018. Accessible à http://www.lerass.com/opsn

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