Liberté d’expression en ligne : régulation démocratique ou dystopie autoritaire

Ce texte a été publié dans l’Humanité datée du 22 janvier 2020

Le numérique se trouve aujourd’hui au cœur de nos activités. Nos rapports sociaux sont médiés systématiquement par des technologies en réseau. Cette mutation majeure des sociétés humaines coïncide avec une concentration sans précèdent du pouvoir économique et technologique entre les mains d’une poignée de multinationales : aux géants étatsuniens (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) s’ajoutent désormais quelques firmes chinoises surpuissantes.

Cet oligopole numérique est le propriétaire de l’infrastructure informationnelle mondiale et, de ce fait, exerce une fonction politique explicite : il contrôle notre expression publique ainsi que notre accès à l’information et à la culture. Car, en plus d’être des marchés, les plateformes numériques constituent des arènes publiques où se jouent la formation des opinions et la circulation des idées. La gestion de l’espace public numérique est un véritable pouvoir qui devrait faire l’objet d’une régulation visant à protéger les citoyens des abus potentiels et à garantir leur liberté d’expression.

Or, imposer un contrôle démocratique sur un tel oligopole mondial est très difficile, a fortiori quand l’idéologie dominante promeut la dérégulation généralisée de la société et de l’économie. La tentation autoritaire du néolibéralisme qui se renforce récemment rend l’exercice encore plus compliqué. On observe alors deux tendances : le laissez-faire et l’alliance entre pouvoir politique et plateformes qui se voient attribuer elles mêmes la prérogative de leur propre régulation.

Dans le premier cas, elles décident seules comment gérer des problèmes politiques qui devraient faire l’objet d’une discussion collective. C’est ainsi que, suite à la révélation de la campagne de désinformation massive qui a entaché l’élection de Donald Trump, Twitter a décidé de bannir les publicités partisanes en période électorale considérant qu’il est impossible de vérifier leur véracité. Facebook quant à lui a pris la décision contraire de manière à attirer les juteux budgets publicitaires de la campagne présidentielle à venir aux US.

Dans le second cas, des gouvernements ou des entités supranationales exigent des plateformes la suppression des contenus signalés par les utilisateurs ou par la police en contrôlant elles mêmes le bien fondé des signalements. C’est le cas de la loi dite « contre la haine sur Internet », promue par le gouvernement français, mais également du règlement contre la propagande terroriste en ligne de la Commission européenne.

Les exigences techniques de ces mesures (contrôler la validité d’une réclamation, puis supprimer rapidement le contenu le cas échéant) renforcent le pouvoir des acteurs oligopolistiques de l’internet, seuls capables de mettre en place des procédures automatisées de ce type ou de sous-traiter massivement la modération auprès des travailleurs humains surexploités. Ces procédures, qui définissent ce qui dicible en ligne, restent opaques et ne font l’objet d’aucune délibération démocratique. En fonction du contexte, elles peuvent aussi être instrumentalisées par le pouvoir exécutif et par la police afin d’exercer une censure politique de l’internet.

Aujourd’hui nous avons plus que jamais besoin d’une discussion collective et ouverte à la société civile sur ces questions fondamentales afin de bâtir un nouveau système de régulation de l’espace public numérique qui soit démocratique et doté des gardes fous et des contre-pouvoirs indépendants. Dans le cas contraire, nous risquons de glisser rapidement vers une dystopie autoritaire.

 

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