En Grèce, le journalisme aussi est en crise

Depuis deux ans la Grèce vit l’une des plus graves crises économiques et sociales de son histoire. L’un des secteurs qui souffrent le plus est celui des médias. Les conséquences sociales pour les journalistes sont dramatiques (voir rapport de RSF, 2011).

Aujourd’hui, des centaines d’entre eux se trouvent au chômage ou, au mieux, sont obligés d’accepter des diminutions de salaire et des retards de paiement. Les grèves dans le secteur se multiplient, comme celle du 17 et 18 janvier qui a plongé la Grèce dans un vide absolu d’information pendant 48 heures.

Au-delà de la crise économique qui affecte tous les secteurs d’activité, il y a des raisons particulières qui expliquent cette situation. Pendant les années des vaches grasses – entre la privatisation de la télévision à la fin des années 80 et le début de la crise en 2008 – les médias grecs ont connu un développement fulgurant.

Ainsi, jusqu’à récemment il y avait dans ce pays de dix millions d’habitants deux fois plus des médias qu’au Portugal : plus de 150 chaînes de télévision, dont 11 d’envergure nationale, 800 radios, des centaines de magazines et des dizaines de quotidiens nationaux, dont une bοnne quinzaine des journaux sportifs.

Ceci alors que la dépense publicitaire grecque en 2008 n’a été que de 2,7 milliards d’euros, dix fois inférieure à celle de la France. Cette hypertrophie caractérisée était tellement flagrante qu’elle a même fait l’objet d’un télégramme diplomatique de l’ambassade des Etats-Unis, révélé par Wikileaks.

Le contexte des médias en Grèce

Ce qui a permis ce développement disproportionnel des médias en Grèce ces vingt dernières années a été le contexte particulier de ce pays, caractérisé par un enchevêtrement complexe entre le monde politique et le pouvoir économique et médiatique (Chalkia, 2000, PDF). Les raisons qui ont créé et soutenu cet enchevêtrement sont multiples mais on pourrait les résumer en trois facteurs déterminants.

Premièrement, une longue période sans alternance de gouvernement, les socialistes du Pasok ayant gouverné de 1993 à 2004. Ces longues années au pouvoir ont créé objectivement les conditions, sinon d’une corruption structurelle et généralisée, au moins d’une connivence flagrante entre, d’une part, certains détenteurs des positions clés dans le système politique (gouvernement, administration, entreprises publiques, partis politiques) et, d’autre part, un petit nombre d’hommes d’affaires. Et la situation n’a pas changé avec la droite au pouvoir entre 2004 et 2009.

Deuxièmement, un développement économique déséquilibré dans lequel les dépenses de l’État et les marchés publics représentent une part disproportionnée des investissements. Cette tendance a même été renforcée dans les années 90 par l’afflux massif des fonds structurels européens mais également par la nécessité d’exécuter de grands travaux d’infrastructure, dans un laps de temps réduit, en vue des Jeux Olympiques de 2004. Ce qui a propulsé le secteur du BTP au premier rang et a permis l’entrée dans le secteur des plus grandes fortunes du pays.

Enfin, le développement anarchique et « sauvage » des médias audiovisuels privés dans ce pays au début des années 90 en dehors de tout cadre réglementaire. Ce qui a conduit à une situation chaotique quant à l’attribution des fréquences, les restrictions dans la propriété des médias, la transparence des comptes, la fiabilité du système de mesure de l’audience de la télévision. Même si de nombreuses lois ont été votées afin d’organiser et d’assainir le secteur des médias, il manquait la volonté politique mais également les instruments pour les faire respecter. Le lamentable échec de la loi anti-concentration dite de “l’actionnaire principal” en 2005 en est l’illustration  (Smyrnaios, 2005, PDF).

Un journalisme au service des puissants

Très vite les riches familles grecques bénéficiaires des contrats publics ayant pris le contrôle des médias populaires les ont utilisés comme des moyens de pression sur le pouvoir politique (Vovou, 2006). La rentabilité de ces entreprises n’était pas une priorité étant donné leur fonction particulière: en échange d’une exposition importante, synonyme de popularité, les politiciens favoris des médias octroyaient des marchés publics et d’autres faveurs à leurs propriétaires.

C’est ainsi que cette bulle médiatique, faite d’entreprises souvent déficitaires, a généré une inflation de contenus de piètre qualité. Le soutien inconditionnel des médias dominants au système politique corrompu et la médiocrité du journalisme qui s’y pratiquait a peu à peu dégradé l’image et la crédibilité de toute la profession. La confiance accordée aux informations télévisées et à la presse nationale par un public de plus en plus méfiant s’est écroulée.

Lors des manifestations répétées de ses dernières années les slogans anti-journalistes sont devenus courants. Les reporters de terrain couvrant ces évènements se trouvent désormais entre deux feux. D’un côté la répression policière s’abat sur eux de plus en plus durement afin de décourager la publicisation de ses excès et, de l’autre, des manifestants violents voient en eux les symboles de la désinformation. Les cas des journalistes souffrant des blessures sérieuses se multiplient comme celui de Manolis Kypraios qui a définitivement perdu son ouïe suite à l’explosion d’une grenade assourdissante de la police.

Les médias rattrapés par la crise

C’est dans ce climat déjà politiquement et socialement tendu que la crise économique a frappé de plein fouet les médias grecs. Les investissements publicitaires ont chuté de moitié depuis 2009 et les ventes en kiosque se sont effondrées. Dès lors les malformations du système médiatique ont éclaté au grand jour. Les dettes et les impayés se sont accumulés et les plans sociaux se succèdent désormais à un rythme effréné. Depuis deux ans plus de 1000 salariés du secteur ont été licenciés et plusieurs dizaines d’entreprises ont fermé.

Symbole de cette dégradation dramatique la chaine de télévision Alter est occupée par ses salariés depuis plusieurs semaines pour réclamer des impayés à la direction. Cette chaîne a fonctionné pendant des années avec des dettes colossales qui ont atteint les 500 millions d’euros sans être inquiétée, profitant d’un échange de bons services avec le personnel politique.

Désormais, Alter est le symbole du désarroi des journalistes et du vent de révolte qui souffle dans le pays. Ses salariés occupent l’antenne et l’utilisent pour dénoncer les pratiques douteuses du propriétaire et pour diffuser leurs revendications auprès de la population.

Autre cas emblématique, celui d’Eleftherotypia, seul quotidien majeur à s’être opposé aux mesures d’austérité. À cause du refus des banques de lui octroyer un prêt, le journal historique de la gauche, crée au lendemain de la chute des Colonels, est au bord de la banqueroute.

Ses journalistes asphyxiés financièrement qui n’ont pas été payés depuis six mois sont désormais en grève. Les grèves et les arrêts de travail se multiplient dans la presse y compris dans des endroits inattendus comme dans les journaux économiques Kerdos et Naftemporiki, réputés de droite.

Ailleurs, se sont des conventions d’entreprise qui remplacent les conventions collectives des journalistes, une mesure imposée au gouvernement grec par la Troïka (UE, FMI, BCE). C’est ainsi que les salariés du plus grand groupe de presse du pays, le DOL, ont accepté une baisse de 20% de leurs salaires et un plafond de 1 500 euros pour tous.

La direction du deuxième groupe de presse du pays, Pegasus, bataille actuellement avec les syndicats pour imposer des mesures similaires. Et pendant ce temps là le peu d’investisseurs étrangers qui s’étaient introduits dans le marché grec se retirent, à l’image du groupe RTL, propriétaire de M6, qui vient de vendre la chaine de télévision Alpha TV qu’il détenait

La crise une occasion de changer de journalisme ?

Néanmoins, cette situation dramatique sans précèdent du journalisme grec a le mérite de mettre en question les pratiques qui ont prévalu jusqu’à là. Pour la première fois depuis longtemps les journalistes semblent avoir les mêmes préoccupations que le reste de la population et d’être en phase avec elle.

À l’intérieur des rédactions, le pouvoir des cadres compromis et des éditorialistes vedettes est mis en cause. Celui, des leaders syndicaux « institutionnalisés » et des actionnaires véreux également.

Un foisonnement créatif s’exprime sur l’internet où les initiatives de journalisme alternatif et les blogs collectifs se multiplient. Les journalistes grévistes ou licenciés se réapproprient leur métier sur l’internet, dans la douleur mais en totale indépendance.

Aujourd’hui une sphère publique nouvelle semble émerger en Grèce loin des pratiques du passé. Reste à voir si elle prendra l’ampleur nécessaire pour proposer un récit alternatif à la société grecque au bord de l’implosion.

Pour aller plus loin:

Chronique de la crise grecque en français

Blogs des journalistes en grève:

Eleytherotypia

Alter

Journalistes au chômage

Une sélection des médias en ligne alternatifs

Tvxs.gr

Radiobubble

Omnia TV

The Press Project

Pandora’s Box

Salata TV

Red Notebook

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