L’impasse grecque. Un regard sur la conjoncture politique

zervos25-07-15

Dessin de Petros Zervos publié dans le Journal des rédacteurs. Tsipras entouré de ses fidèles dit “Je n’échapperai pas à mes responsabilités”

Un spectacle marquant dans les rues athéniennes est celui des queues devant les distributeurs de billets. Les gens attendant de retirer leurs 60 euros journaliers autorisés sont dignes mais graves. Ils prennent conscience d’un fait implacable : leurs vies entières dépendent du bon fonctionnement du système bancaire, de cette infrastructure humaine, matérielle et informationnelle qui d’habitude demeure discrète, insondable. Peu importe son niveau de salaire ou de retraite, le confort plus ou moins important acquis à travers des années de travail et d’effort. Que le système bancaire vacille ne serait-ce qu’un peu et tout peut s’effondrer. La matrice risque de révéler son vrai visage et ce ne sera pas beau à voir.

Ce que les Grecs vivent à l’heure actuelle constitue une expérience radicale qu’aucun autre peuple européen n’a encore fait à l’ère de l’hégémonie néolibérale. Elle conduit à constater que dans l’Union européenne de ce début du 21ème siècle les banques ont remplacé les armes comme moyens de contrôle direct des populations et des gouvernements. La coercition nécessaire au maintien de la domination triomphante du capital globalisé et financiarisé s’exerce autant, sinon plus, par la mécanique de l’argent que par le monopole de la violence légitime.

La gauche au pouvoir, une expérience amère

L’été 2015 est donc rude en Grèce mais aussi particulièrement amère. L’expérience politique que les Grecs ont vécu depuis six mois a ressemblé à des montagnes russes où les hauts et les bas se succèdent à une vitesse affolante. Désormais c’est le retour aux abîmes. Après cinq ans de politique du pire la misère, matérielle et symbolique, est ancrée profondément dans les corps, les cerveaux et les âmes, y compris de ceux qui constituent théoriquement la classe moyenne.

A la plage, dans les cafés et sur les places les gens font semblant. Mais les discussions sur la météo ou sur le foot tournent vite court. Et on finit par reprendre le calcul morbide des conséquences encore mal évaluées de cette nouvelle vague d’austérité extrême à venir, du Mémorandum de gauche comme l’ont baptisé avec ironie satisfaite les journalistes des médias dominants.

Qui cherche a calculer l’impact des nouvelles hausses de la TVA sur son budget anémique. Qui d’autre voit s’éloigner de nouveau la perspective d’une retraite méritée après une vie de dure labeur. Qui essaye de comprendre comment survivra sa petite entreprise au racket des créanciers que constituent les nouvelles hausses d’impôts dans une économie en dépression sévère.

Les chiffres sont encore une fois éloquents : en 2015 la baisse du PIB se situera entre 2 et 4 %; le budget de l’État connaîtra un déficit de l’ordre de 0,7 % et non pas un excédent de 1 % comme prévu dans l’accord avec les créanciers ; le chômage demeure massif à plus de 20 % (50 % pour les jeunes) et la part de la population vivant en dessous du seuil de la pauvreté continue à croître dépassant désormais le tiers. Les pathologies sociales, psychologiques et médicales, conséquence directe de la crise, continuent à multiplier et à approfondir leurs effets délétères.

Dans ce contexte les cyniques s’en sortent mieux. Eux n’ont eu de cesse de le dire : « ils sont tous pareils ». Le plus dur c’est pour ceux qui ont cru au changement. Ceux, nombreux, qui ont voté Non au referendum historique du 5 juillet pour se retrouver une semaine après sa tenue à nouveau en plein cauchemar. Ceux qui croisent les affiches arborant un OXI fière qui parsèment encore les rues d’Athènes sachant pertinemment ce qu’il en est advenu de ce moment d’euphorie collective, de communion politique sacrée. Pour eux le coût financier du troisième plan d’austérité se double d’un coup très dur dans le moral. Une déception immense difficilement surmontable.

La situation au sein de Syriza

Parmi les déçus se trouve l’immense majorité de membres et d’électeurs de Syriza et une bonne partie de ses cadres notamment regroupés au sein de la Plateforme de gauche, l’opposition interne minoritaire. Ceux-là sont parmi les plus virulents face à Tsipras et ses amis, au point que l’on imagine mal comment ils peuvent continuer à cohabiter au sein du même parti. Mais ils ne sont pas seuls à être féroces dans leur jugement.

Lors du comité central de Syriza, le parlement du parti, qui s’est tenu jeudi dernier les orateurs qui se sont succédés à la tribune ont eu des mots très durs contre le gouvernement. Parmi eux des membres de la majorité qui ont pris leurs distances avec Tsipras comme Zoé Konstantopoulou, la présidente du parlement, et même les 53+. Ce groupe qui a soutenu Tsipras par sa gauche tente aujourd’hui de faire tampon entre lui et la Plateforme pour éviter l’implosion du parti. Entre ces deux là une guerre d’usure et de tactique est engagée désormais.

Tsipras menace de provoquer des élections anticipées si les députés proche de la Plateforme, un peu plus d’une trentaine sur 149, continuent à voter contre les mesures demandées par les créanciers. Selon la loi électorale grecque, si des élections anticipées aient lieu dans l’année qui suit les premières élections législatives, les chefs des partis constituent des listes de candidats ad hoc, sans que les électeurs puissent choisir leurs préférences comme c’est le cas normalement. Dans un tel scénario Tsipras peut éliminer les « frondeurs » du Parlement.

La Plateforme quant à elle tente de modifier le rapport de force interne au parti et mettre la ligne de Tsipras en minorité. C’est la raison pour laquelle elle a exigé la tenue d’un congrès immédiatement pour se prononcer sur l’accord finalisé avec les créanciers qui doit être prêt en principe avant la fin août. Finalement, c’est la proposition de l’équipe de Tsipras d’effectuer ce congrès en septembre qui l’a emporté. Son but étant de mettre le parti devant le fait accompli et de pousser la Plateforme à la sortie. Mais personne ne peut être sûr que l’accord finalisé sera présenté devant le Parlement avant la tenue du congrès du parti. L’incertitude demeure quant au déroulement de cette séquence cruciale.

Déjà les tensions ont fait des dégâts : 17 membres du comité central appartenant à une composante mineure de Syriza, l’Organisation communiste de Grèce (KOE) ont démissionné. Les quatre députés de la tendance risquent fort de quitter le groupe parlementaire de Syriza. Il est à noter tout de même que les instances et les contrepoids dans le parti ont fini par fonctionner sans qu’une purge de la minorité soit engagée à la mode du Pasok d’Andreas Papandreou. Mais concilier des positions tellement opposées relève à l’heure actuelle de l’impossible.

Les termes du débat interne

Les critiques reprochent à Tsipras au mieux d’avoir été naïf en croyant que la force du droit et de la justice allait faire plier les intérêts qui dominent l’Union européenne. Au pire ils laissent entendre que le Premier ministre et ses proches voulaient dès le départ effectuer ce virage forcé de Syriza vers une ligne social-démocrate, compatible avec le néolibéralisme. C’est la stratégie du recentrage que le député Papadimoulis appelle le « Syriza social », supposément soutenue par la société grecque, par opposition au Syriza partisan qui serait celui de la bureaucratie interne.

De son côté la défense du premier ministre peut se résumer en trois points. Premièrement, la décision prise à l’aube du 13 juillet de céder au chantage des créanciers était la seule possible, compte tenu de l’effondrement imminent du système bancaire pouvant conduire à la disparition des économies de millions de Grecs. Deuxièmement, l’accord, malgré ses mesures terribles, met sur la table de manière sérieuse la restructuration de la dette et permet à la Grèce de se refinancer pour les trois ans à venir lui offrant du temps pour rétablir son économie. Enfin et surtout elle maintient la gauche au pouvoir, contrairement à la volonté de ses ennemis, et lui permet d’appliquer une partie de sa politique en s’en prenant par exemple aux oligarques du pays et leurs privilèges.

Bien entendu ces arguments sont difficilement tenables : si effectivement Tsipras s’est trouvé dans une impasse le 13 juillet c’est parce sa stratégie de négociation était mauvaise et parce qu’il n’avait pas préparé un plan alternatif pour la Grèce avec à terme une sortie ordonnée de la zone euro en cas d’échec. C’est donc ses propres erreurs, et celles de ses conseillers, qu’il paye aujourd’hui.

De plus les termes du 3ème Mémorandum seront très difficiles à appliquer. En l’état actuel des choses ce projet est impossible à mener à bien. Et surtout absolument pas souhaitable. L’humiliation du 13 juillet peut s’avérer donc tout à fait insuffisante pour éviter le Grexit et surtout pour remettre l’économie grecque sur ses pieds.

Enfin, comment ce gouvernement pourra exercer une politique de gauche, même partiellement, si toutes ces décisions doivent être avalisées par le quartet des créanciers (BCE, FMI, UE auxquels s’ajoute désormais le Mécanisme européen de stabilité) et leurs sbires envoyés à Athènes ? Comment s’attaquer aux oligarques et à leurs chaînes de TV sans soutien populaire actif toute en appliquant une politique qu’ils appellent de leurs vœux ? Ce sont là des questions terribles qui restent pour l’instant sans réponse.

La conjoncture politique grecque

Néanmoins, paradoxalement, la position du premier ministre grec dans la conjoncture politique actuelle est pour l’instant moins inconfortable que ce que l’on peut penser. Dans Syriza on comprend que la division ne peut être que contre-productive à court terme, même quand on entretient ce qui désormais peut être qualifié de sentiment de haine envers Tsipras et ses amis. Le but immédiat de l’opposition interne est donc surtout de retarder la mise en œuvre de l’accord du 13 juillet et de forcer Tsipras à entamer un hypothétique désengagement de la logique austéritaire qu’il a admise.

En effet, il est d’autant plus risqué politiquement de mettre en cause Tsipras hic et nunc que celui-ci bénéficie malgré tout d’une côte élevée dans l’opinion grecque. Mais avant tout il est le chef du premier gouvernement de gauche en Grèce depuis des décennies qui n’a que six mois de vie. Politiquement il est difficile pour son propre camp de provoquer sa chute.

De son côté l’opposition austeritaire laminée par son soutien au Oui lors du referendum et menée par des leaders sans crédibilité ne peut prétendre à l’alternance pour l’instant. Ceci d’autant plus que c’est avec leurs voix que le Parlement a adopté les premières mesures du 3ème Mémorandum. Bref, autant la mise en œuvre de l’accord du 13 juillet avec les créanciers et le parti sont des terrains minés pour Tsipras, autant celui-ci reste maître de la politique intérieure. Mais il est toujours soumis au chantage à l’asphyxie financière de son système bancaire.

Comment s’en sortir ?

Est-ce qu’il y a un moyen pour ce gouvernement de gauche de sortir par le haut de cette situation qui ressemble fort à une impasse ? Faut-il le laisser imploser sous le poids de divisions ou tenter de le sauver ? Et si oui comment ? Pour cela une profonde remise en cause des pratiques qui ont prévalu jusqu’à là est nécessaire. Si Syriza ne veut pas finir au cimetière des renoncements de la gauche il faut rapidement renouer avec l’aspiration populaire pour une sortie radicale et unitaire du cercle vicieux de l’austérité.

Le pays devrait commencer à se préparer sérieusement pour un échec probable de l’accord du 13 juillet. Un plan proactif avec comme étape ultime la sortie de la zone euro si nécessaire est indispensable. En attendant la mise en place d’une série de mesures défensives peu orthodoxes paraît possible.

Si l’arme des créanciers est le système bancaire et la monnaie peut être faudrait-il en mettre en place des parallèles. Si leur but est d’imposer la fin de l’État social traditionnel peut être faudrait-il le réinventer quitte à le décentraliser et à le financer autrement. Si leur objectif est de rendre caduque la démocratie représentative, peut être faudra-t-il l’approfondir et la rendre plus directe.

On en est loin.

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