L’échec de la gauche radicale en Grèce : les leçons à tirer

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Paola Palmero – Homme à genoux (bronze)

Ce texte constitue la base de ma conférence du 20 octobre à l’Université populaire de Toulouse. Il sera publié dans une version plus courte dans la revue de la Ligue des droits de l’Homme, Hommes & Libertés.

Dans les huit premiers mois de 2015 la Grèce a vécu une expérience politique inédite, à la fois exaltante et tragique, sous le regard attentif de l’opinion mondiale. L’immense espoir né au moment de la victoire électorale de Syriza s’est mué en profonde déception pour cette occasion manquée d’imposer une autre politique dans le pays que celle voulue par ses créanciers. Le cas grec constitue ainsi un terrain d’observation précieux et rare des défis rencontrés par une force se revendiquant de la gauche radicale et accédant au pouvoir dans un pays membre de l’Union européenne et de la zone euro.

Il est en effet utile de se pencher sur la succession d’évènements qui ont conduit à cet échec pour tenter d’en faire un bilan critique afin de tirer un certain nombre de leçons qui pourront servir en Grèce ou ailleurs pour fonder de manière plus solide une alternative politique à l’hégémonie néolibérale et austéritaire. C’est ce que je vais tenter de faire dans ce texte. Volontairement je ne m’attarderai pas sur les responsabilités du camp d’en face. Créanciers, institutions et dirigeants européens: leur responsabilité dans ce naufrage est assez clairement établie et documentée désormais pour que ce ne soit pas nécessaire d’y revenir ici. Je vais donc me concentrer sur les fautes et les insuffisances de Syriza et de son gouvernement tout en gardant à l’esprit que l’histoire aurait pu finir autrement si le contexte avait été plus favorable.

La « parenthèse enchantée »

En janvier 2015 Syriza remporte les élections législatives et forme un gouvernement de coalition dans le but de s’opposer aux politiques d’austérité extrême qui ruinent l’économie et la société grecque depuis cinq ans. Malgré les critiques sur le choix d’un allié de droite ou sur la présence insuffisante de femmes, l’accession aux responsabilités d’une gauche qui se revendique radicale, c’est à dire prête à s’attaquer aux racines des problèmes sociaux et politiques qui minent le pays, est célébrée dans le monde entier. L’enthousiasme populaire est renforcé par les déclarations courageuses et déterminées de Tsipras et de ses ministres. L’attention des médias se braque sur le jeune leader de Syriza qui devient ainsi un symbole de la lutte contre l’austérité en Europe. Mais très vite les limites du « modèle grec » se font sentir. Les négociations avec les créanciers butent sur l’intransigeance de ces derniers et le nœud coulant de l’asphyxie financière se resserre.

Refusant de prendre des mesures unilatérales afin de renverser le rapport de force comme un moratoire sur la dette ou la nationalisation du système bancaire, ne disposant pas non plus d’un véritable plan alternatif, le gouvernement grec se voit contraint à des reculs successifs sous la menace du Grexit. Le pré-accord du 20 février laisse entrevoir déjà l’impasse de la stratégie adoptée. Pourtant celle-ci se poursuit jusqu’à cette incroyable séquence de juillet pendant laquelle à la victoire épique du Non au referendum succède, une semaine après à Bruxelles, la signature par Tsipras d’un document prévoyant un troisième plan d’austérité et de privatisations massives.

Cette volte-face, pour beaucoup inattendue, est validée par les élections législatives anticipées de septembre que Syriza gagne mais sur la base d’un programme très diffèrent de celui de janvier, actant ainsi sa mutation vers une force social-démocrate compatible avec les exigences des créanciers. La base électorale de Syriza change également avec un apport significatif d’électeurs en provenance de la droite et du centre alors que des dizaines de milliers des sympathisants historiques choisissent l’Unité populaire, produit de la scission de l’aile gauche, ou, plus encore, l’abstention. Et c’est ainsi que se referme la « parenthèse enchantée » de la gauche grecque qui n’a duré que huit mois.

Or, avec le recul, on comprend mieux que l’exercice du gouvernement a fait ressortir un certain nombre de défaillances et d’insuffisances constitutives de Syriza mais cachées par la dynamique d’opposition à l’establishment qui a gagné l’opinion publique grecque à partir de 2010. D’une certaine manière, le vers était déjà dans le fruit.

La « résistance par procuration »

Les élections législatives de 2012 que la droite a gagné de peu marquent un tournant : l’accession au pouvoir de la gauche radicale devient une hypothèse réaliste. L’opinion et les membres et sympathisants de Syriza se rendent compte pour la première fois qu’il est possible de gagner des élections et de former un gouvernement contre la politique de la Troïka. La montée électorale de la gauche radicale apparaît en ce moment-là clairement comme la traduction politique d’un mouvement social très puissant. Celui-ci se développe à partir du printemps 2010 et arrive à son paroxysme au moment de la commémoration de la fête nationale du 28 octobre 2011 quand les plus haut dignitaires de l’Etat sont pris à partie par des citoyens ordinaires. Ce mouvement social composite inclut des grèves régulières et suivies organisées par des syndicats mais également, à partir du printemps 2011, des interpellations « sauvages » et parfois violentes des politiques, des occupations diverses et des manifestations massives des Indignés grecs.

Or, la victoire de Syriza arrive à un moment où le mouvement social s’essouffle en Grèce, sous les coups d’une répression policière féroce mais aussi face au constat implacable que fait nombre de ses protagonistes : celui de l’impossibilité de changer le cours de l’histoire uniquement dans la rue. Pour beaucoup d’électeurs fatigués le vote en faveur de Syriza apparaît comme un acte de « résistance par procuration ». Cette logique, encouragée par le discours électoraliste de Tsipras, contribue à affaiblir progressivement le mouvement social au point où celui-ci devient complètement atone au moment ou il faudrait qu’il soit le plus fort, c’est à dire quand l’affrontement avec les créanciers arrive enfin à partir de janvier 2015. Or, aucun effort soutenu n’est entrepris alors pour constituer un soutien organisé par la base.

Et l’attitude du gouvernement en ce moment-là est une palinodie. On entend tantôt un discours radical qui envisage clairement une confrontation, tantôt l’expression d’une volonté d’aboutir à tout prix à un compromis « honorable » et raisonnable. En fonction des ministres qui s’expriment et des circonstances le peuple de gauche est invité à se mobiliser ou à attendre sagement une solution par le haut. Pire, quand la mobilisation reprend fortement lors du referendum de juillet le Premier ministre fait le choix de signer un texte contraire à la volonté populaire, actant ainsi le divorce entre Syriza et le mouvement social.

Le « parti parallèle »

Une autre logique dangereuse qui se met en branle avant l’accession au pouvoir, notamment au moment du congrès de refondation de Syriza en 2013, est celle du court-circuit des décisions collectives au profit d’initiatives individuelles de certains dirigeants. Afin de répondre aux critiques de ses adversaires qui lui reprochent d’être une sorte de Babel gauchiste, Syriza, qui n’était jusque là qu’un front, s’engage en 2013 dans un processus d’intégration de ses composantes très autonomes au sein d’un parti unifié. Mais ce processus, qui apparaît comme nécessaire afin d’améliorer son efficacité organisationnelle et politique, se double d’un mouvement qui voit s’installer une sorte de « parti parallèle » autour du chef.

Finalement, plutôt que d’offrir les outils nécessaires au fonctionnement interne démocratique et au branchement avec la société civile et les mouvements sociaux, le congrès de 2013 cumule les handicaps : d’un côté l’élection plébiscitaire de Tsipras à la tête du parti lors de ce congrès et sa popularité grandissante lui permettent de s’affranchir de plus en plus des instances internes au moment de prises de décision importantes ; de l’autre côté certaines composantes de Syriza restent arcboutées dans leur pré carré échouant à influer de manière substantielle sur l’orientation et la pratique collective au sein du parti. La victoire de Syriza aux élections européennes de 2014 confirme que celui-ci est porté par une puissante dynamique populaire mais, dans le même temps, contribue à cacher ses problèmes structurels. Or de nombreux incidents au moment de la campagne montrent que des centres de décision autonomes se forment tirant leur légitimité uniquement de leur proximité avec les dirigeants de la majorité.

Le manque de ressources humaines et d’organisation

L’accession de Syriza au pouvoir a révélé deux autres faiblesses de la gauche radicale grecque : d’une part l’insuffisance des ressources humaines dont elle dispose en interne et, d’autre part, son incapacité à organiser efficacement un travail de long haleine qui est celui de la conception et surtout de l’application concrète d’un programme de gouvernement progressiste et radical. En effet, au moment où il gagne les élections, Syriza n’a que peu des soutiens actifs dans l’appareil d’État et les hautes sphères de l’administration. Or, ces soutiens sont nécessaires pour gérer les affaires courantes mais aussi pour mettre les services de l’État au diapason de sa politique. Gagner des élections ne suffit pas pour exercer le pouvoir : encore faut-il disposer d’un savoir-faire technocratique et des relais au sein de l’administration et des services publics qui permettent d’en prendre véritablement la direction. Syriza n’a pas su non plus aller chercher ces ressources manquantes auprès de ses sympathisants, nombreux, dans la société civile et dans le secteur privé.

Cette incapacité peut être expliquée en partie par la situation financière dramatique de l’Etat qui n’a pas permis au gouvernement d’embaucher à la hauteur des défis. Mais elle est également due à l’impréparation et au manque d’organisation qui a caractérisé l’arrivée de Syriza aux affaires. De nombreux interlocuteurs du nouveau gouvernement en Grèce et à l’étranger ayant la bonne volonté et les compétences nécessaires pour contribuer à l’effort collectif ont été refroidis, voire choqués, par le manque de cohérence, la planification insuffisante et la multiplicité des discours variant en fonction des interlocuteurs. La volonté politique s’est ainsi vite heurtée aux exigences concrètes de l’exercice du gouvernement. C’est la raison qui explique le recours à de nombreux cadres proches du Pasok qui avait lui exercé le pouvoir pendant des décennies.

La croyance en l’Europe et l’échec de la stratégie d’alliances

Un dernier facteur décisif expliquant l’échec de la stratégie de Syriza face aux créanciers est la croyance quasi-aveugle de certains de ses dirigeants à la bienfaisance de l’Europe. Si le discours de Tsipras est très critique envers l’Union européenne, en pratique celui-ci s’est comporté lors des négociations comme quelqu’un qui croit foncièrement en la capacité du droit et de la justice d’y triompher. Abandonnant tout effort de modifier le rapport de force réel en sa faveur, le gouvernement grec a dépensé son énergie à essayer de démontrer que sa position était en adéquation avec les valeurs et les principes fondateurs de l’UE. Et que du coup il disposait d’un avantage moral du aux dégâts provoqués au sein de la population par la politique de la Troïka.

Quand Tsipras et ses ministres ont pris conscience que la morale n’avait aucune place dans cette confrontation qui se résumait à un véritable chantage en raison de la faiblesse de la position grecque, c’était trop tard pour changer de stratégie. Ceci d’autant plus que l’alliance envisagée par la Grèce avec les pays du Sud et les socio-démocrates de l’UE en vue de renverser la tendance n’a jamais eu lieu. En tout cas pas dans le sens du programme de Syriza. Tsiras et ses conseillers ont visiblement sous-estimé l’influence de l’Allemagne sur de nombreux gouvernements européens mais aussi les contraintes structurels au sein de l’UE et de la zone Euro.

Cette attitude naïve face à l’UE peut être expliqué par les racines eurocommunistes de Syriza mais également par une certaine légèreté dans la préparation de l’affrontement avec les créanciers. Elle a été doublée par l’incapacité du gouvernement de Syriza à convaincre les opinions publiques en Europe afin de mettre la pression sur leurs gouvernements respectifs. Malgré son discours volontariste le gouvernement grec n’a jamais mis en place une organisation efficace pour diffuser son point de vue au sein des médias européens et contrer ainsi la propagande systématique des créanciers et des institutions. Sans alliés au gouvernement et sans relais puissants auprès de l’opinion européenne la Grèce s’est ainsi trouvé totalement isolée.

La situation politique actuelle

Le résultat des élections de septembre laisse le champ libre à l’intérieur pour Tsipras et, de ce point de vue, valide sa stratégie électorale. L’Unité populaire qui s’est constituée en parti autonome produit de la scission de la gauche de Syriza n’a pas dépassé le seuil de 3% et n’est plus représentée au Parlement. Elle paye surement l’absence d’un plan concret de retrait de la zone euro, une revendication tant clamée mais jamais accompagnée d’une feuille de route convaincante. D’autres facteurs ont pu jouer en se défaveur : le reflexe du « vote utile » et la logique de la deuxième chance accordée à Syriza ; une campagne trop rapide et centrée sur les personnes de Panayotis Lafazanis, leader très peu charismatique, et de Zoé Konstantopoulou à la personnalité affirmée mais clivante. Les propos très durs échangés avec Tsipras en particulier ont du aussi choquer certains électeurs.

Bien entendu le groupe parlementaire de Syriza continue de critiquer les mesures d’austérité au niveau du discours, notamment la dizaine de députés affiliés au groupe informel de 53 qui font office d’opposition interne à Tsipras depuis la scission de l’Unité populaire. Mais ils ont tous voté les lois relatives. Du coup, les communistes du KKE ayant appelé à s’abstenir, les seuls représentants du Non du referendum qui restent au Parlement refusant toujours de voter en faveur des mesures d’austérité et des privatisations sont les députés d’Aube dorée. Ce qui leur permet d’entretenir un capital politique malgré le procès pour organisation criminelle dont ils font l’objet. La droite quant à elle, après avoir perdu trois élections en moins d’un an, est en lambeaux. Le processus de désignation d’un nouveau chef est en train de déchirer le parti entre les partisans d’une droite nationaliste dure et les libéraux. L’espace politique des centristes de Potami et le Pasok quant à lui s’est réduit en peau de chagrin après le recentrage de Syriza.

Si le champ est libre à l’intérieur pour Tsipras, le front extérieur semble également s’éclaircir. La crise de réfugiés, dans laquelle la Grèce est en première ligne, et le contexte géopolitique très tendu au Proche Orient, procurent au gouvernement grec une marge de manœuvre plus importante notamment grâce au soutien des États-Unis. Il semble également qu’après sa médiation de juillet le président français s’engage davantage dans le soutien de Tsipras afin de rééquilibrer le rapport de force avec l’Allemagne. Les Français cherchent également à profiter des opportunités qui s’ouvrent pour leurs entreprises par les privatisations massives imposées à la Grèce.

Les effets de la « normalisation » de Syriza

Mais la stabilisation politique de la Grèce se fait sur une base très éloignée non seulement du programme anti-austéritaire du Syriza « originel » mais également de certains principes de base de la gauche. Ainsi, Tsipras a reconduit son alliance avec les Grecs indépendants, parti de la droite souverainiste. Si en janvier une telle alliance avait du sens car elle constituait un front anti-austéritaire, en septembre elle ne peut que signifier qu’un rapprochement politique sur le fond. Ainsi, il n’est plus question de véritable séparation de l’Église et de l’État dans le discours du Premier ministre quand il rencontre l’Archevêque d’Athènes. Et Tsipras soigne les réflexes nationalistes d’une partie de l’opinion en s’affichant en tenue militaire lors des visites auprès des troupes. Son ministre de l’éducation Nikos Filis demande aux enseignants de travailler davantage en encadrant de cours supplémentaires sans rémunération. Celui de l’économie, le désormais très influent représentant de l’aile droite Yorgos Stathakis, se fait épinglé parce qu’il n’a pas déclaré aux services du Parlement comme il le devait des revenus d’un million d’euros en 2012.

On est ainsi à mille lieux d’une attitude de gauche moralement et politiquement irréprochable. Il est évident que, contrairement à ce que soutiennent les représentants de Syriza version 2, le problème n’est pas seulement le programme économique imposé par les créanciers mais la « normalisation » du gouvernement qui en est issu sur tous les plans (politique intérieure, politique étrangère, éthique). Si ce gouvernement demeure un gouvernement de gauche, il n’a plus rien de radical ni dans son discours, ni dans sa pratique.

Son tournant électoraliste l’a coupé du mouvement social, seul capable de pousser dans la direction de rupture avec le cadre politique dominant. La bureaucratisation et l’émergence des structures de pouvoir autonomes, à l’abri de tout contrôle démocratique, a affaibli sa légitimité. Enfin, sa dépendance de plus en plus forte envers le système politique traditionnel et son adhésion quasi-aveugle à l’idéologie européiste l’ont éloigné d’une perspective de transformation sociale profonde de la Grèce. Au mieux ce qu’on peut espérer maintenant c’est une gestion des affaires dans les règles de l’État de droit et une politique fiscale moins injuste que par le passé. Une leçon à méditer pour la gauche radicale en Europe qui inspire à la prise et l’exercice du pouvoir.

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